Discours

Le rôle du commerce dans la promotion de la croissance inclusive

19 janvier 2018
ITC Nouvelles
Discours prononcé par Mme Arancha González, Directrice exécutive de l’ITC, à l’Université de Tokyo
Tokyo, Japon - 12 décembre 2016

Je suis heureuse d’être parmi vous ici à Tokyo aujourd’hui pour parler du rôle du commerce dans la promotion de la croissance inclusive, en particulier dans les pays en développement.

Le Centre du commerce international, pour ceux d’entre vous qui ne le connaissent pas, était créé en 1964, il y a plus de 50 ans. Sa création découle du fait que nos organisations mères, les Nations Unies et le GATT (maintenant connu sous le nom d’Organisation mondiale du commerce) ont reconnu que les pays et leurs entreprises ont besoin de soutien pour mieux tirer parti de l’économie mondiale ouverte. Dès le premier jour, l’ITC a œuvré pour favoriser une croissance et un développement axés sur le commerce. Alors que l’OMC rend le commerce possible grâce aux négociations commerciales, l’ITC quant à lui facilite le commerce sur le terrain.

Même si je dirige une organisation engagée dans le commerce et le développement, je me sens quelques peu déconcertée d’aborder ce sujet en étant ici au Japon ; ce d'autant que s’il existe un pays qui incarne les possibilités de croissance tirée par le commerce, c’est bien le Japon.

Le modèle de croissance fondé sur le commerce a été décrit comme « important ce que le monde connaît et exportant ce qu’il veut ». Et, comme vous le savez, c’est précisément ce que le Japon a fait.

Dans les décennies qui ont suivi le Meiji Ishin, le Japon s'est arraché la place de premier pays non occidental à devenir une puissance industrielle. Le commerce a joué un rôle majeur dans la transformation économique du Japon, car son panier de production est passé de la soie brute et des produits miniers aux fils de coton, aux vêtements, et finalement à l’acier, aux machines lourdes et aux automobiles.

Après 1945, le commerce a de nouveau joué un rôle de premier plan dans le miracle économique japonais. À la fin des années 1960, le Japon était devenu la deuxième plus grande économie mondiale. Ses exportations ont augmenté deux fois plus vite que la moyenne de l’OCDE. De nouvelles entreprises comme Sony et Honda sont devenues des marques célèbres dans le monde entier. La « marque japonaise » battait son plein et était très promue par le commerce.

Pendant les décennies miraculeuses, les gourous de la gestion sont venus du monde entier pour s’émerveiller de la coordination de l’économie par le ministère du Commerce international et de l’Industrie. Ils ont examiné les pratiques commerciales japonaises, concluant que des innovations telles que le système keiretsu des holdings interdépendants permettaient une réflexion et un investissement à long terme.

Les années depuis 1990 ont été moins généreuses avec le prestige du modèle japonais. Et pourtant, par habitant, la performance économique du Japon n'a pas été différente de celle des pays ayant des niveaux de développement similaires. La faible croissance globale se rapporte davantage à la démographie vieillissante du Japon qu’à une baisse de la productivité après l’éclatement de la bulle.

Le Japon se distingue également par sa répartition relativement égale des revenus. Les fruits du miracle économique japonais d’après-guerre étaient très largement partagés. Même si les inégalités ont quelque peu augmenté au cours des dernières années, la part des revenus les plus élevés dans le revenu total reste relativement faible au Japon. Notamment, cette égalité relative est atteinte à travers ses structures de marché, et non, comme en Europe du Nord et au Canada, à travers les taxes et les transferts. Et aujourd’hui sur fond de préoccupation généralisée face à l’inégalité des revenus, le Japon est riche d’enseignements utiles à offrir au reste du monde.

En outre, le Japon démontre qu’il est possible de compenser certains effets du vieillissement rapide de la population en attirant davantage de personnes, en particulier des femmes, sur le marché du travail. Depuis 2003, le nombre de Japonais âgés de 15 à 64 ans a chuté de plus de 8 millions. Mais le nombre de travailleurs dans cette tranche d’âge a augmenté et toute cette croissance a été le résultat de l’entrée des femmes sur le marché du travail. Le Premier ministre Shinzo Abe a parfaitement raison de parler d’« économie féminine ».

Je reviendrai sur l’importance d’autonomiser les femmes en tant qu’actrices de l'économie, mais j’aimerais d’abord en dire un peu plus sur les raisons pour lesquelles le commerce est important pour le développement et justifier la nécessité des efforts particuliers pour permettre à tout un chacun d'en tirer profit

Imaginez à quoi ressemblent les pays en développement. Plusieurs personnes travaillent pour l’agriculture de subsistance et les services bas de gamme. Une grande partie du processus de développement porte sur la « transformation structurelle », c’est-à-dire sur le transfert des personnes de ces activités qui ne procurent que des ressources de subsistance vers des emplois plus productifs.

C’est là que le marché mondial peut jouer un rôle clé. Dans les pays en développement, les activités commerciales ont tendance à être beaucoup plus productives que le reste de l’économie. Et les marchés internationaux sont beaucoup plus grands que les petits marchés nationaux. En conséquence, le fait de sortir les personnes et les capitaux du travail de subsistance pour des entreprises de commerce de biens et services marchands tend à créer une économie plus productive dans son ensemble.

Le Japon a été, bien sûr, l’un des premiers pays à réaliser une transformation structurelle tirée par le commerce. Cette transformation a eu lieu grâce à la politique intérieure mûrie et au travail acharné de millions de japonais ordinaires. Mais elle a également pu avoir lieu grâce au changement technologique qui a concouru à la baisse des coûts de transport et de communication ; ainsi que grâce à l’économie mondiale fondée sur des règles qui ont permis aux marchés d’être prévisibles. Imaginez ce qui se serait passé si les marchés internationaux avaient claqué brutalement la porte au moment où les constructeurs automobiles américains étaient devenus nerveux à cause de la concurrence des véhicules Toyota et Honda importés. Ou lorsque des sociétés d’électronique établies depuis longtemps se sentaient menacées par des entreprises japonaises comme Sony. Le miracle japonais n'aurait pas existé. Sans parler du miracle asiatique qui en a résulté et qui a tellement apporté à l’économie mondiale.

Au cours des dernières décennies, de nombreux autres pays, surtout la Chine, ont suivi les traces du Japon, adoptant des politiques axées sur le marché et utilisant l’économie mondiale pour stimuler la croissance et le développement.

Le résultat a été la réduction de la pauvreté à une échelle sans précédent. Le revenu mondial médian, et non moyen, a plus que doublé au cours de la dernière décennie. L’espérance de vie, à titre illustratif, a fortement augmenté, même dans certains des pays les plus pauvres.

Au Japon, l’espérance de vie en 1960 était de 67,6, soit six ans de moins que la Norvège, qui était alors le leader mondial. Dans ce qui allait devenir le Bangladesh, cependant, l’espérance de vie était à peine supérieure à 40 ans. Rapprochons-nous jusqu’en 2015. Au Japon se trouvent les personnes les plus âgées du monde, avec une espérance de vie supérieure à 83 ans. Les Bangladais, quant à eux, pourraient espérer vivre jusqu’à 72 ans.

Ces progrès en matière de croissance et de développement humain ont transformé ce qui était autrefois impensable en une aspiration réaliste. En 2000, en adoptant les objectifs du Millénaire pour le développement, les dirigeants du monde se sont engagés à réduire de moitié l’extrême pauvreté. L’année dernière, en adoptant les Objectifs de développement durable, les gouvernements ont visé plus haut. Ces objectifs visent à éradiquer l’extrême pauvreté d’ici 2030.

Je devrais dire que le Japon n’a pas exporté que des produits manufacturés. Sa propre expérience a été un exemple éloquent de réussite pour les pays de la région. Les entreprises japonaises ont investi dans des installations de production et des réseaux de fournisseurs à travers l’Asie de l’Est, initiant le « miracle de l’Asie de l’Est » et créant les précurseurs des chaînes de valeur internationales qui dominent aujourd’hui le secteur manufacturier. L’aide ciblée a également joué un rôle important : dans les années 1950, le Japon a développé des structures très efficaces des secteurs public et privé pour diffuser l’apprentissage technologique et améliorer la productivité dans l’ensemble de l’économie. À partir des années 1960, le Japon a commencé à exporter ce modèle à travers l’Asie et à cet effet, l’Organisation asiatique de productivité a été créée à Manille en 1961. Et en 1978, alors que la Chine entamait ses premières réformes du marché, le Japan Productivity Center a ouvert un bureau en Chine.

Mais, il existe toujours un « mais ». Au cours du dernier demi-siècle, les pays qui ont réussi à maintenir une croissance rapide, au lieu d’alterner croissance et effondrement, ont été les pays qui ont participé activement au commerce des biens et services à valeur ajoutée. Mais cette "histoire" d’intégration commerciale et de développement a toujours été marquée par l’exclusion, que ce soit pour des pays entiers ou pour des groupes marginalisés en leur sein.

Je concentrerai la suite de mon allocution sur les mesures à prendre pour rectifier cette exclusion, ces mesures étant essentielles si nous voulons atteindre avec succès l’objectif de développement durable des Nations Unies, qui est d’éradiquer l’extrême pauvreté d’ici 2030.

L’un des éléments clés est un programme d’intégration assez conventionnel : réduire les coûts commerciaux en investissant dans les ports et les routes, simplifier les règles douanières et réduire les barrières tarifaires et non tarifaires aux niveaux régional et mondial.

Une autre clé est de s’assurer que les gains réalisés grâce au commerce sont orientés vers les secteurs où ils font la plus grande différence. Pour cela, un soutien ciblé pour l’intégration des petites et moyennes entreprises (PME) dans le commerce est nécessaire. Il faut également des interventions visant à garantir que les femmes, les jeunes et les autres groupes économiquement marginalisés puissent créer des entreprises et se connecter aux chaînes de valeur internationales.

Pourquoi les PME sont-elles importantes ? Les emplois sont le principal canal par lequel la plupart des personnes partagent la croissance, et les PME offrent le plus d'emplois. Lorsque les PME sont en mesure de stimuler leur compétitivité et de se connecter aux chaînes de valeur internationales, elles enregistrent généralement des gains de productivité, de salaires et d’emploi particulièrement élevés. Ce qui en retour conduit à une croissance inclusive. C’est pour cette raison que l’ITC met l’accent sur la connexion des PME aux marchés internationaux. Notre recherche cible les types de réformes qui rapporteraient le meilleur rendement en termes de productivité accrue et de compétitivité commerciale des PME.

Le Ministère japonais de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie vise une approche similaire : son document intitulé « White Paper on Small and Medium Enterprises in Japan » souligne l’importance de l’expansion à l’étranger pour soutenir les revenus des PME. Il suggère qu’une meilleure utilisation des technologies de l’information et un meilleur accès aux capitaux pourraient permettre aux PME de s'internationaliser. Mais pour le Japon, le défi commence dans le pays. Le nombre de PME a chuté et elles sont moins attrayantes pour les jeunes qui ont moins de capitaux et ont peur de prendre des risques.

Une autre raison pour laquelle les PME sont si importantes est qu’elles sont des employeurs disproportionnés de femmes.

L’autonomisation économique des femmes n’est pas seulement un impératif moral, c’est également une solution à la fois sociale et économique. Comparativement aux hommes, lorsque les femmes sont rémunérées pour leur travail et ont le contrôle des dépenses, elles investissent beaucoup plus leur revenu dans l’éducation et la santé de leurs familles.

Les avantages s'étendent à travers les générations. Une plus grande représentation des femmes à tous les niveaux est idéale pour la rentabilité des entreprises ; elle est également idéale pour la performance nationale sur les indicateurs de compétitivité. Au niveau mondial, la discrimination contre les femmes nous coûte des milliers de milliards de dollars chaque année. Au Japon, le coût est de l’ordre de 12% du PIB.

L’expansion de la participation des femmes à l’économie va au-delà des politiques économiques, de l’accès au financement et des marchés publics et privés. Elle nécessite également des politiques sociales et un changement social. Le Japon s’emploie à favoriser de tels changements, mais il faut noter également que les progrès prendront du temps. En dépit de la hausse de trois points de pourcentage du taux de participation des femmes au marché du travail entre 2010 et 2014 au Japon, le pays reste à la traîne par rapport à la plupart d'autres pays ayant des niveaux de développement similaires. Le chiffre actuel, 66%, est dérisoire par rapport au taux de participation des hommes, qui est supérieur à 80%, au Japon. Environ un poste de gestion seulement sur dix est occupé par des femmes. Et même si le Japon a introduit certains des avantages les plus généreux du congé de paternité au monde, relativement très peu d’hommes le prennent. L'amélioration des politiques publiques sur la garde des enfants ; des innovations dans la culture d’entreprise et le travail non rémunéré ; et la présentation des femmes qui ont réussi dans l'entrepreneuriat comme modèles encourageraient à une plus grande participation des femmes japonaises à l’économie et contribueraient à une plus forte croissance de l’économie du pays.

À l’ITC, l’autonomisation économique des femmes est une préoccupation qui s'étend à l’échelle de toute l'institution. Notre initiative SheTrades vise à connecter un million de femmes chefs d'entreprises aux marchés d’ici 2020. Dans le cadre de cette initiative, nous avons invité les entreprises, les gouvernements et les groupes de la société civile à prendre des engagements précis et mesurables contribuant à cet objectif, en réformant les lois discriminatoires, en s’approvisionnant davantage auprès des entreprises propriété des femmes et en garantissant un accès équitable des femmes aux capitaux. Nous avons également lancé une application web et mobile pour les femmes chefs d'entreprises, SheTrades.com, qui leur permet de présenter les biens et services qu’elles offrent et de se connecter aux acheteurs.

Un dernier point sur le commerce au XXIe siècle. Il doit être plus durable. C’est ce que les consommateurs exigent. C’est ce vers quoi tendent les producteurs. Une plus grande durabilité sociale et environnementale, une plus grande protection des consommateurs, un plus grand respect de la vie privée sont des impératifs pour passer du commerce au « commerce pour le bien »

En conclusion, je tiens à dire que le Japon a contribué à inventer un modèle de croissance soutenu par le commerce. L’occasion lui est à présent donnée de jouer un rôle de chef de file en élargissant les avantages aux pays et aux personnes qui ont été laissés en marge de l’économie mondiale. Ce serait bien pour le monde et bien pour le Japon.