La mondialisation en vaut-elle la peine ?
Conférence J. Douglas Gibson 2016
Université Queens
Kingston - Canada - 17 octobre 2016
Je vous remercie de m’avoir invitée à donner cette conférence J. Douglas Gibson. C’est un grand honneur de suivre les pas de ceux qui m’ont précédé.
La « mondialisation » est un terme tellement sur-utilisé qu’il peut sembler dénué de sens.
Mais une chose est claire aujourd’hui au sujet des flux transfrontaliers de biens, de services, de capitaux, de personnes, de technologies et même d’idées : ils sont plus controversés et plus contestés qu’ils ne l'ont été à aucun moment depuis la chute du mur de Berlin en 1989.
Aux États-Unis, un candidat promet de déchirer les accords commerciaux, de frapper les produits chinois de droits de douane et de construire un mur à la frontière mexicaine.
À l’autre extrémité du spectre politique, des millions d’Américains ont été enthousiasmés par une vision très différente de la résolution des problèmes économiques des pauvres et de la classe moyenne, quoiqu’étant une vision qui considérait avec le même mépris les accords commerciaux de l’ALENA et le Partenariat transpacifique non encore ratifié.
De l’autre côté de l’Atlantique, le Royaume-Uni a décidé en juin de se séparer de l’Union européenne, car la majorité des électeurs ont été convaincus par les appels lancés aux institutions supranationales de Bruxelles pour la « reprise du contrôle » des politiques migratoires, commerciales et réglementaires.
De la Finlande à la France, du Danemark à la Hongrie, et même en Allemagne, les partis eurosceptiques gagnent du terrain. Ce qu’ils ont en commun, c’est leur mépris non seulement pour les immigrants et les réfugiés, mais aussi pour une mondialisation qu’ils opposent à l’État-nation.
Les partis majoritaires sont également devenus moins enthousiastes en ce qui concerne le commerce et l’investissement. Vous avez probablement entendu parler des difficultés politiques de l’Europe à conclure un accord économique et commercial global (AECG) avec le Canada.
Un accord commercial entre Bruxelles et le Japon, qui partagent de nombreuses sensibilités de l’UE en matière d’agriculture, pourrait encore voir le jour. Toutefois, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) entre l’UE et les États-Unis n'est pas à espérer dans un proche avenir.
En 1748, Montesquieu nous promettait que le commerce guérissait « les préjugés les plus destructeurs », et que « partout où il y a du commerce... nous rencontrons des manières agréables » Pour la majeure partie de l’après 1945, il avait raison.
Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Si nous remontons au tournant de ce siècle, il n’était pas difficile d’imaginer une réaction contre la mondialisation. La conférence de Seattle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) venait de s’achever au milieu du chaos dans les rues et de la discorde entre le Nord et le Sud dans les salles des réunions ministérielles. Les crises financières gagnaient de l’ampleur de Thaïlande en Argentine en passant par la Russie.
Rares sont ceux qui auraient pu imaginer que la flèche qui pointe maintenant vers le cœur de l’ordre mondial ouvert viendrait non pas d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine, mais de l’électorat des États-Unis.
Un milliard de cas pour la mondialisation
J’ai commencé à expliquer pourquoi la mondialisation serait en danger. Cependant, cette discussion est censée porter sur la question de savoir si la mondialisation en vaut la peine.
Je soutiendrai qu’elle en vaut bien la peine, la raison étant si simple qu’on peut la résumer en seulement une quinzaine de mots.
Avant de vous dévoiler cette quinzaine de mots, je voudrais toutefois procéder à un petit sondage à main levée, sur les tendances récentes de la pauvreté dans le monde. Je vais vous demander de choisir parmi cinq options.
Alors : combien d’entre vous pensent que la part de la population mondiale vivant dans l’extrême pauvreté a augmenté de 50 % ou plus au cours des vingt dernières années ? Notez bien, je vous pose des questions sur la part, et non sur le nombre de personnes, parce que la population mondiale augmente. (Pause.)
Combien d’entre vous pensent que cette proportion a augmenté de plus de 25 % ? (Pause.)
Pensez-vous qu’elle est restée à peu près la même ? (Pause.)
Pensez-vous que la part des personnes vivant dans l’extrême pauvreté a diminué de 25 % ? (Pause.)
Et enfin, qui pense qu’elle a diminué de plus de 50 %? (Pause.)
Le chiffre réel est une baisse de 67 %. La part des êtres humains vivant dans l’extrême pauvreté a diminué d’environ deux tiers au cours des vingt dernières années.
Depuis que je vis, l'extrême pauvreté a été considérée comme un fléau dont nous ne pouvons nous départir. Aujourd’hui, les gouvernements du monde entier se sont engagés, par le biais des Objectifs de développement durable des Nations Unies, à l’éradiquer d’ici 2030.
Cela m’amène à ma conversation d’ascenseur d'une quinzaine de mots sur la question de savoir pourquoi la mondialisation en vaut la peine : L’économie mondiale ouverte a permis à plus d’un milliard de personnes de sortir de l’extrême pauvreté.
Je vais étayer cet argument. Je vais également expliquer pourquoi quelque chose d’aussi positif est, du moins dans certains milieux, si impopulaire.
Ce faisant, je me concentrerai principalement sur le commerce et l’investissement, pour trois raisons.
Premièrement : le commerce et l’investissement sont soumis à un ensemble de règles internationales définies par la loi, ce qui a de fortes incidences sur les entreprises et la politique intérieure. De même, les décisions politiques peuvent freiner le commerce des biens et des services.
Deuxièmement, l’organisation que je dirige, le Centre du commerce international, s’efforce d’étendre la portée et les avantages du commerce mondial à quelques-uns des pays et communautés les plus marginalisés du monde.
Et troisièmement : le commerce international et l’investissement ont joué un rôle central dans la croissance rapide qui a permis de réduire considérablement la pauvreté dans de larges franges des pays en développement, surtout en Chine.
Mais ce faisant, je tiens à souligner que la technologie, qui est et qui demeurera longtemps responsable d’un rythme incroyable de changements économiques et sociétaux, constitue un composant essentiel de la mondialisation.
Pourquoi les marchés mondiaux ouverts sont-ils importants pour la réduction de la pauvreté ?
Examinons ce dernier point. Pensez à ce à quoi ressemblent les économies en développement : de nombreuses personnes dans des activités à faible productivité comme l’agriculture de subsistance ou les petits services et un immense secteur informel. Une partie importante du processus de développement est ce que les économistes appellent la « transformation structurelle » ; essentiellement axée sur l'orientation des personnes et des ressources du travail de subsistance pour des activités plus productives.
Le commerce intervient ici parce que dans les pays en développement, les secteurs commercialisables à l’international sont plus productifs que le reste de l’économie. En conséquence, orienter les personnes et les capitaux des secteurs non commercialisables vers des entreprises spécialisées dans des biens et services commercialisables contribue à forger une économie plus productive.
La prévisibilité de l’ouverture des marchés mondiaux permet aux pays de raccorder leurs wagons au train de l’économie mondiale et de s’en servir pour impulser le processus de transformation structurelle. Imaginez les répercussions si les partenaires commerciaux avaient claqué la porte, les deuxièmes sections influentes de l’industrie interne commençaient à s’inquiéter de la concurrence de l’Allemagne de l’Ouest, du Japon, de la Corée ou de la Chine. Premièrement, pas de miracle de croissance et une plus lente réduction de la pauvreté. Deuxièmement, l’argent dans vos poches ne vous permettrait pas de faire assez, parce que tout, des automobiles aux vêtements, en passant par les téléphones, coûterait substantiellement plus cher.
Les accords commerciaux, depuis le système GATT/OMC, visent pour l’essentiel à maintenir une ouverture prévisible des marchés. Ils résultent de la définition par les gouvernements de règles du jeu claires, et de leur collaboration en vue de déterminer et de discipliner les politiques qui imposent des externalités négatives sur leurs partenaires commerciaux.
Brian McCaig, un économiste canadien, a réalisé une étude d'impact au Vietnam après 2001 lorsqu'un accord commercial bilatéral signé avec Washington a permis de réduire les tarifs appliqués à ses produits sur le marché américain. Dans les trois années qui ont suivi cet accord, qui a facilité l’accession du Vietnam à l’OMC, les exportations vietnamiennes de vêtements en direction des États-Unis ont quadruplé. Les taux de pauvreté ont chuté de moitié aussi rapidement dans les quatre années qui ont conduit à l’accord de 2001. Sept millions de personnes sont sorties de la pauvreté. Un nombre relativement modeste de nouveaux emplois manufacturiers axés sur l’exportation – environ 250 000 emplois, a stimulé la création de nombreux autres emplois locaux, avec des répercussions sur la productivité des exploitations agricoles qui se sont adaptées à moins de main-d’œuvre. Voilà comment le commerce peut contribuer à la transformation structurelle.
Le Vietnam n’est pas un cas isolé. Il y a quelques années, la commission de l’économiste et prix Nobel Mike Spence sur la croissance et le développement a étudié les chiffres d’après-guerre de certains pays. Elle a découvert que les pays qui ont pu maintenir une croissance soutenue pendant longtemps avaient tous utilisé activement l’économie mondiale comme une source tant de la demande que du savoir-faire. Dans cette phase, « ils importaient ce que les populations connaissaient, et exportaient ce dont elles avaient besoin ». Les deux membres de l’équation sont importants : l’ajout de valeur et la diversification sont nécessaires pour soutenir la croissance à travers le fléchissement des prix des produits de base, qui est une réalité, et les Canadiens le savent fort bien.
Les accords commerciaux ont rendu possible une croissance tirée par le commerce. Les recherches du Programme des Nations unies pour le développement établissent une corrélation clairement positive entre les performances commerciales des pays et leur croissance en matière de santé, d’éducation et de réduction de la pauvreté.
En fait, ce sont les pays et les communautés qui ont le plus été marginalisés dans le commerce international et l’investissement ou qui n’y ont été connectés que comme fournisseurs de minerais bruts, et ce sont eux qui font le plus face aux plus urgents défis de développement.
Cela dit, ce soir, une moindre proportion d’enfants que jamais iront au lit le ventre vide. Les inégalités observées au sein de l’ensemble de la population mondiale se réduisent, et les taux de pauvreté n’ont jamais été aussi bas. Et le commerce, tout comme la mondialisation économique plus généralement, joue un rôle dans ce processus.
Le Canada a des leçons à enseigner au monde
J’espère avoir commencé à vous persuader du bien-fondé de la mondialisation. À présent, je vais aborder la façon dont nous pourrions la protéger.
Tout d’abord, je voudrais parler un tant soit peu du Canada. Pas parce que je souhaite flatter un auditoire canadien (même si vous avez tous bonne mine). En fin de compte, le Canada offre mieux que quelques leçons pour notre discussion.
Repensez au sombre tableau politique de plusieurs économies avancées que j’ai peint au début de mon propos. À présent, réfléchissons un peu sur le Canada et le plaidoyer de son Premier ministre, Justin Trudeau sur les avantages des sociétés ouvertes.
Il est entendu que ces croyances ne sont pas unanimement partagées au sein du pays. Si un grand nombre de Canadiens pensent qu’une main ouverte est le meilleur moyen d’aider les nouveaux-venus à s’intégrer, d’autres ne le pensent pas.
Et les Canadiens ne sont quand même pas des clameurs enthousiastes qui refusent de réfléchir en ce qui concerne les accords commerciaux. Ce pays a produit certaines des plus perceptibles critiques des droits octroyés par l’ALENA et les autres accords similaires aux investisseurs pour intenter des procès aux gouvernements sur les mesures régulatrices.
Lors de l’élection de 1988, plus de la moitié des Canadiens ont voté pour des partis opposés à un nouvel accord de libre-échange avec les États-Unis, même si les caprices du système électoral ont permis au Conservateurs sous la bannière de l'Accord de libre échange de Mulroney de l’emporter.
À travers une génération, cependant, les Canadiens savaient que le premier accord d’intégration profonde avec les États-Unis n’aurait pas effacé la frontière, encore moins l’ALENA. Medicare n’a pas disparu, et l’eau n’a pas traversé le 49e parallèle, sous le regard désespéré des Canadiens. Selon les études, pendant une bonne partie des deux dernières décennies, les valeurs des Canadiens se sont considérablement distinguées de celles des Américains, malgré des rapports commerciaux et d’investissement plus importants.
Alors pourquoi, en cet automne difficile pour les sociétés libérales, le populisme économique au Canada se distingue-t-il par son absence relative ? Bob Wolfe vous dirait probablement qu’une pile de thèses doctorales seraient rédigées sur ce sujet.
Mon intuition est qu’une récente conférence de la ministre du Commerce, Chrystia Freeland, à la London School of Economics, contient des indications instructives sur l’exception canadienne.
Au cours d’un exposé intitulé « Croissance progressive du commerce », Mme Freeland a longuement insisté sur l’importance de renforcer le pouvoir d’achat de la classe moyenne. Elle a ensuite affirmé que des frontières sûres, combinées à des politiques fièrement multiculturelles, ont fait du Canada un pays presque particulièrement accueillant pour les migrants.
Par la suite, elle a abordé en détail les aspects des accords commerciaux. Elle a parlé des mesures que le gouvernement a prises pour s’assurer que l'accord économique et commercial global (AECG) ne limiterait pas la capacité des gouvernements à établir des réglementations dans l’intérêt public. Elle a également parlé de l’importance de faire en sorte que les entreprises de toutes tailles puissent bénéficier des accords commerciaux, un point sur lequel je reviendrai.
Parce que le Canada a toujours dû équilibrer son besoin d’accéder au marché géant voisin avec les exigences de sa politique nationale, il a pris une longueur d’avance sur les autres pays concernant le fait de trouver un équilibre entre les accords commerciaux et les priorités nationales.
En 1854, bien avant la Confédération, le traité Elgin-Marcy a libéralisé le commerce entre l’Amérique du Nord britannique et les États-Unis, relatif à une gamme de matières premières. En fait, la résiliation unilatérale de ce traité par Washington a contribué à motiver les politiciens à former le Dominion du Canada en 1867. Après une décennie de tentatives infructueuses de négociation de la réciprocité avec les Américains, Sir John A. MacDonald a introduit le régime tarifaire élevé, connu sous l’appellation de Politique nationale.
Et, si vous pensiez que 1988 a été la première élection canadienne à aboutir à un accord commercial, détrompez-vous. Les libéraux de Sir Wilfrid Laurier ont été démis de leurs fonctions en 1911, lorsque les électeurs ont rejeté son projet de traité sur la réduction des tarifs mutuels avec Washington, craignant que cela n’ouvre la voie à l’annexion.
Bien sûr, les États-Unis sont restés le plus important partenaire commercial du Canada, et la relation avec le marché américain a préoccupé les entreprises et les élites politiques canadiennes pendant des décennies, et c’est toujours le cas.
En 1949, J. Douglas Gibson, dont la présente conférence porte le nom, édita un recueil d’essais rédigés par d’éminents économistes canadiens, intitulé « L’économie canadienne dans un monde en évolution ». La relation du Canada avec les États-Unis était une préoccupation majeure pour les contributeurs au livre. Ils proposèrent des options allant de tarifs discriminatoires à l’encontre des États-Unis (ce qui, tel que l'a à juste titre observé Gibson, serait en violation les principes du système GATT naissant) jusqu’à un accord de libre-échange, une union douanière et même une union politique à part entière.
Lester Pearson jadis comparait la position du Canada aux côtés des États-Unis à la « vie de couple » : « Il est parfois difficile de vivre avec elle. En tout temps, il est impossible de vivre sans elle. » Il ne plaisantait pas. En 2014, les exportations du Canada vers les États-Unis représentaient à elles seules environ 20ₒ% du PIB.
De plus en plus de pays peuvent maintenant comprendre le fond de la pensée de l’ancien Premier ministre. Les partenaires commerciaux sont devenus quelque chose dont ils ne peuvent pas non plus se passer. Et les tensions entre les intérêts extérieurs et la politique intérieure prennent de l’ampleur
Du Canada, je pense qu’ils peuvent apprendre au moins deux grandes leçons :
La première leçon est que les gouvernements peuvent choisir le type d’intégration qui leur convient.
La seconde est que, dans les choix qu’ils opèrent, les gouvernements peuvent assez librement suivre leurs politiques internes. Ils devraient tirer parti de cet espace et l’utiliser pour préserver leurs priorités nationales.
Le Canada l’a fait, parfois de façon avant-gardiste : dans les années 1950, lorsque les taux de change fixes étaient la norme, le Canada a choisi de faire fluctuer sa monnaie par rapport au dollar américain, offrant ainsi plus de flexibilité à sa politique monétaire pour atténuer les effets des flux de capitaux transfrontaliers qu’il ne pouvait pratiquement pas contrôler. La fluctuation des taux de change et la non-restriction des mouvements de capitaux sont aujourd’hui des pratiques normales.
Soyons absolument clairs : rien dans les obligations commerciales du Canada ne l’a empêché de maintenir des taux d’imposition plus progressifs que les États-Unis, qui lui auraient permis de financer le panier un peu plus vaste de services et de biens publics que préfèrent les électeurs canadiens.
Penser mondial, mais surtout agir au niveau national
La stagnation des revenus pour de larges couches de la société dans de nombreuses économies avancées a suscité un malaise croissant, car les populations craignent de voir les perspectives se détériorer pour eux-mêmes et pour leurs enfants.
Cet état des choses n'est en grande partie pas imputable au commerce. Depuis que les premiers métiers automatiques ont commencé à remplacer les tisserands à la fin du 18e siècle, la technologie a augmenté la productivité mais a menacé les emplois. L’automatisation des dernières décennies a entraîné la suppression de millions d’emplois manufacturiers et de bureau peu qualifiés dans les pays développés. Et maintenant, des robots de plus en plus intelligents présentent le potentiel suffisant pour remplacer des classes entières de travailleurs, des conducteurs de camions aux avocats. J’attends toujours d’assister au premier référendum contre la technologie !
Entre-temps, les décisions de politique intérieure ont réduit les taxes des riches et découragé les mouvements syndicaux, ce qui a exacerbé les inégalités et entraîné une baisse des salaires, même dans les entreprises des secteurs non marchands.
Mais le commerce a également été un facteur.
Bien que les économistes estiment que pour les emplois perdus, si un est imputable au commerce, plus de quatre sont imputables à la technologie, ces emplois manufacturiers, qui ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté au Vietnam, ont probablement mis au chômage des ouvriers de la Caroline du Nord. Dans les secteurs marchands, la perspective de délocalisation, réelle ou non, a affaibli la capacité de négociation ouvrière en matière de capital.
Le fait est qu’à l’apogée de l’optimisme de la mondialisation dans les années 1990 et au début des années 2000, les élites politiques et du monde des affaires n’avaient pas suffisamment réfléchi aux conséquences distributives des accords commerciaux multilatéraux et régionaux qu’elles signaient. Mon ancien chef, le Directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, fut une exception précoce et honorable. Cela s’est produit, bien que la théorie du commerce prévoyait clairement que l’ouverture du marché porterait atteinte à certaines personnes tout en laissant la société dans son ensemble en meilleure posture.
L’inclusion est désormais à l’ordre du jour, de Davos au FMI. Elle exige une action à la fois au niveau du commerce international et de la politique sociale intérieure.
Tout d’abord au niveau international.
Une grande partie du commerce plus inclusif, que ce soit dans des pays comme le Canada ou dans les pays en développement, consiste à étendre les avantages du commerce aux petites et moyennes entreprises, ainsi qu’aux femmes entrepreneurs. Le gouvernement canadien, comme je l’ai déjà dit, a assez insisté là-dessus. Dans tous les pays, les PME constituent la colonne vertébrale de l’économie, et représentent l’immense majorité des entreprises et des emplois. Et un grand nombre de PME sont détenues par des femmes. Les entreprises marchandes sont portées sur une croissance plus rapide et une meilleure productivité, et paient de meilleurs salaires. Cela signifie que si plus d’entreprises deviennent marchandes, les retombées de cette transformation se reflèteront sur une plus grande couche de la main d’œuvre.
À la négociation des accords commerciaux, les gouvernements devraient, dans la mesure du possible, classer par ordre de priorité les questions promettant des avantages généralisés. Une leçon à tirer de ces dernières années est que le capital politique pour les accords commerciaux doit être déployé de façon très judicieuse.
La réduction des coûts fixes liés au commerce par définition produit des gains disproportionnés pour les petites entreprises. La mise en œuvre de l’Accord de l’OMC sur la facilitation du commerce permettra de réduire les formalités administratives liées au commerce et les coûts associés à l’acheminement transfrontalier des marchandises.
Une coopération internationale visant à réduire la charge réglementaire et les coûts découlant des normes de produits, ainsi que d’autres mesures non tarifaires seront également d’un avantage disproportionné pour les PME. Une étude récente de l’ITC montre que l’augmentation des contraintes réglementaires associées aux normes et réglementations relatives aux produits a frappé deux fois plus les PME que les grandes entreprises, en termes de résultats à l’exportation. Les gouvernements, les multinationales et les organismes de normalisation disposent d’une grande marge de manœuvre pour réduire les chevauchements coûteux sans compromettre la qualité des produits ou les préoccupations de santé publique et de sécurité.
Les PME ont du mal à se connecter aux opportunités des marchés internationaux, par manque d’informations, de financement et de réseaux commerciaux. Des investissements complémentaires en matière d’offre peuvent jouer un rôle essentiel en leur permettant de combler le fossé entre la possibilité du commerce, ce que font les accords négociés, et l’effectivité du commerce.
C’est pourquoi l’ITC propose des outils d’information commerciale libres et gratuits, des éclairages sur les mesures tarifaires et non tarifaires auxquelles les entreprises pourraient faire face dans les marchés cibles. C’est pourquoi nous aidons les décideurs politiques à comprendre comment améliorer efficacement l’environnement des affaires pour le commerce. Et c’est aussi pourquoi nous travaillons avec les entreprises et les agences d’appui au commerce et à l’investissement en vue d’aider les PME, surtout celles établies dans les pays en développement les plus reconnus, à améliorer leur compétitivité et à se connecter aux chaînes de valeur internationales.
Plus tôt cette année, Ottawa a lancé un programme appelé CanExport, qui offre un appui financier aux PME en vue de mener des recherches d’information commerciale, de visiter leurs marchés potentiels, de participer à des foires commerciales, et de refaçonner les outils de marketing pour ces nouvelles cibles.
Disons simplement que ce type de programme nous est très habituel à l’ITC !
Nous espérons qu’il permettra aux PME canadiennes de se frayer un chemin sur les marchés à forte croissance en Asie et en Afrique, et de renverser ainsi la tendance baissière de ces dernières années du nombre des PME canadiennes exportatrices. Notre expérience en matière de développement des pays démontre que des mesures comparables peuvent aider les PME à se connecter aux nouveaux marchés, et l’ont même déjà fait, ce qui contribue à la croissance des emplois et des revenus.
Parlons maintenant de la politique sociale interne. Pour apaiser les résurgences protectionnistes dans les économies avancées, ce front est probablement le plus important.
Comme nous l’avons vu, la technologie, la politique et, dans une moindre mesure, le commerce contribuent à l’insécurité des emplois et des revenus.
Les gouvernements doivent fournir des réponses à tous les niveaux afin de contrer les bouleversements et les perturbations. Il est nécessaire d’investir en priorité dans le capital humain, l'éducation, les compétences et la formation professionnelle pour mieux faire correspondre les qualifications avec les opportunités d’emploi. Ce domaine sera essentiel pour aider les citoyens à faire face à l’impact de l’ouverture du commerce, mais plus important encore, à s’adapter aux changements technologiques.
Les politiques actives du marché du travail devront s’accompagner de mesures visant à atténuer le choc du chômage, y compris, pourquoi pas, l’exploration du revenu minimum garanti, comme le font le Canada, la Finlande et Utrecht aux Pays-Bas.
Des politiques liées au revenu telles que l’assurance-salaire, un salaire minimum plus élevé et des suppléments de revenu sont d’autres options à envisager. Les politiques d’innovation et l’investissement dans la recherche et le développement seront cruciaux. Il pourrait s'avérer nécessaire d'augmenter les impôts. Et d’autre part, concernant ces mêmes impôts, la coopération internationale pour réduire l’évasion fiscale des entreprises pourrait aider les gouvernements à générer des revenus.
Tout cela souligne la nécessité de mieux synchroniser les politiques nationales avec le commerce pour assurer une plus grande compétitivité et des progrès sociaux.
En bref, les gouvernements doivent se préparer à dépenser de l’argent pour maintenir les citoyens dans la mondialisation. Et ils doivent le dépenser intelligemment pour aider les citoyens à progresser dans la mondialisation.
Un tel type d’honnêteté politique est louable. Et il en faut davantage pour renforcer l'acceptabilité sociale de plus en plus fragile sur laquelle reposent les marchés ouverts. Les dirigeants doivent être honnêtes envers leurs électorats. Le commerce, comme la technologie, est bon pour la plupart des personnes, mais pas pour tout le monde ; une plus grande ouverture de marché devrait induire des politiques sociales plus redistributives. Ce n’est pas en se retranchant derrière des barrières protectionnistes qu’on ramènera en nombre significatif les emplois manufacturiers. Dans les pays riches, cela compromettrait le pouvoir d’achat des plus pauvres consommateurs. Et dans les pays en développement, cela dévierait la croissance et la réduction de la pauvreté.
En somme, la mondialisation en vaut la peine. Un programme axé sur l’ouverture du commerce en faveur de l’inclusion, l’amélioration du changement technologique, une meilleure redistribution et l’honnêteté politique pourrait aider à la sauver. Et si vous pensez que ce programme est irréaliste ou trop onéreux, vous n’avez qu’à envisager les coûts d’un contre-coup.
Je vous remercie pour votre attention.