Discours de la Directrice exécutive de l’ITC à la 3e Conférence internationale sur les épices
Mesdames et Messieurs,
Mes chers amis,
C’est pour moi un honneur de me retrouver ici à Jaipur pour l’ouverture de la 4e Conférence internationale sur les épices.
Étant à la tête d’une agence axée sur le commerce, ce thème est plus qu'opportun pour moi. Aussi longtemps que les uns et les autres quitteront leurs domiciles pour vendre ce que leurs communautés produisent et acheter ce que d’autres offrent en retour, les épices et le commerce resteront indissociables.
Les récits historiques parlent du commerce entre les royaumes indiens et la Rome antique. Les épices y ont occupé une place prépondérante. La littérature tamoule d’il y a deux mille ans contient des références à des marins d’expression grecque qui venaient sur la côte de Malabar échanger de l'or contre le poivre noir.
Plus de mille ans plus tard, le poivre, la cannelle, le clou de girofle et la noix de muscade figuraient parmi les produits les plus recherchés en Europe. Pour reprendre les mots d’un auteur, « leurs sources et leurs lignes d’approvisionnement ont apporté la richesse ou la pauvreté aux nations ; les épices étaient aussi importants que le pétrole ou le lithium au XXIe siècle »
Que ce soit par voie maritime ou terrestre, les épices ont été transportées de leurs lieux de production en Inde, pour le Sri Lanka et l’Indonésie. Les commerçants arabes les ont amenés aux portes de la Méditerranée. Les marchands de Venise et de Gênes ont emboîté le pas en achetant des épices à Alexandrie, au Caire et à Tyr, pour les revendre à des Européens prêts à payer le prix fort pour bénéficier de la saveur, des propriétés médicinales et du statut social qu’offraient à l’époque les épices exotiques.
Le désir de se passer des divers intermédiaires pour contrôler le commerce des épices et ses bénéfices était l’une des principales raisons de l’obsession de plus en plus croissante des Portugais, Hollandais et Anglais pour la recherche d’une route maritime des Indes. Vasco de Gama débarqua à Calicut le 20 mai 1498. Peu de temps après, la Compagnie des Indes orientales ouvrait des comptoirs s’étalant de Surat à Calcutta. Les Indiens savent où débouche cette histoire.
À l'époque de l’impérialisme, le développement du commerce international allait de pair avec le développement économique et ses contradictions. Au début des années 1600, l’Inde et la Chine représentaient une part importante de la production économique et manufacturière mondiale. Dans les années 1950, leur part était minable et les revenus par habitant n’étaient qu’une fraction de ceux qui prévalaient dans les pays industrialisés de l’Occident.
Puisqu’il s’agit d’épices, je me dois de souligner que, d’un point de vue culinaire, le commerce de cette époque avait quelques points positifs. Des plantes telles que les tomates, les pommes de terre et les piments sont arrivées en Eurasie et en Afrique depuis leur pays d’origine en Amérique. N’eut été cet « Échange colombien », les célèbres laalmaas du Rajasthan auraient une toute autre couleur.
Pour en venir au point de notre échange d’aujourd’hui, le commerce a joué un rôle très différent au cours des 70 dernières années. À l’époque des indépendances, le commerce a été lié à la convergence économique.
Les pays en développement les plus actifs dans le commerce international ont enregistré les taux de croissance et de développement humain les plus élevés.
Au cours des quarante dernières années, la Chine, l’Inde et d’autres pays en développement ont progressivement adopté des méthodes d’incitations commerciales et encouragé le commerce international. Ils imitaient ainsi le Japon de l’après-guerre, la Corée, le Taipei chinois et certains pays de l’Asie du Sud-Est. Il en a résulté une croissance beaucoup plus rapide et une réduction de la pauvreté à une échelle sans précédent.
Comment se passe la croissance axée sur le commerce ? Dans les pays en développement, les secteurs commerciaux ont tendance à produire plus que les autres secteurs de l’économie. L’exploitation des marchés mondiaux permet aux pays d’utiliser la demande extérieure pour sortir les personnes et les capitaux des secteurs à faible productivité, généralement l’agriculture de subsistance, pour des activités à plus forte productivité. L'objectif global consiste à rendre l’économie plus productive.
Le modèle de développement axé sur le commerce est la voie la plus éprouvée de l’histoire pour sortir de la pauvreté. Mais il est confronté à deux grands défis.
Le premier est l’inclusion. Les retombés liés aux progrès réalisés par la génération précédente n’ont pas profité à tous. De nombreux pays, en particulier d'Afrique, restent en marge de l’économie mondiale. Ils exportent des matières premières non transformées, voire rien du tout. De nombreuses communautés dans les pays n’ont pas bénéficié de la prospérité croissante. En Inde, les États qui font moins de commerce avec leurs voisins et encore moins à l’échelle internationale, ont tendance à être plus pauvres.
Le deuxième défi est plus récent. Généralement, les pays à faible revenu créent des emplois pour les travailleurs non qualifiés à travers l’industrie manufacturière. Les exemples qui me viennent à l’esprit sont ceux des fermiers vietnamiens ou bangladais qui font de la couture dans les usines de confection, ou un travailleur migrant chinois qui assemble des composants dans les chaînes de valeur d’électronique grand public.
Cependant, des machines de plus en plus sophistiquées automatisent aujourd’hui des tâches qui étaient auparavant réservées à l’homme. L’automatisation érode les avantages offerts par une main-d’œuvre à faible coût et incite les entreprises à délocaliser certains processus pour des endroits où la main d'œuvre est beaucoup moins coûteuse. La nouvelle étude économique menée par le ministère indien des Finances tire la sonnette d’alarme sur le fait que, pour l’Inde et d’autres pays récemment engagés sur la voie de la convergence économique, le risque est de voir « les ressources, en particulier la main-d’œuvre, passer des secteurs informels à faible productivité à d’autres secteurs qui sont... juste marginalement plus productifs » En d’autres termes, le risque est qu’au lieu de passer d’une agriculture à faible productivité à des emplois manufacturiers à forte productivité et à salaire élevé, les uns et les autres se retrouvent dans des emplois de service à faible productivité.
La notion de l’inclusion stipule que des mesures plus ciblées sont nécessaires pour connecter les entreprises des pays et communautés marginalisés aux marchés internationaux. C’est précisément dans ce but que l’ITC a été créé, et ce but reste au centre de nos interventions.
Le deuxième défi fait comprendre que, bien que le secteur manufacturier demeure important, les pays devraient s’atteler à encourager la production de la valeur ajoutée dans tous les secteurs, notamment l’agriculture et les services. L’agriculture revêt ici une importance particulière, et j'en reviendrai dans un instant.
Pour relever ces deux défis, les micros, petites et moyennes entreprises ont un rôle important à jouer. Les MPME sont des indicateurs essentiels qui permettent de déterminer si des liens plus étroits avec les chaînes de valeur internationales, ou la création d’une plus grande valeur ajoutée, se traduisent par une croissance généralisée des revenus. La raison en est simple : Les MPME représentent le grand vivier d’emplois et d’entreprises dans toutes les économies. Lorsque les MPME sont en mesure d’ajouter de la valeur à leurs biens et services, de devenir plus compétitives et de se connecter aux marchés internationaux, il s’ensuit de meilleurs emplois et des salaires plus élevés dans les classes les moins privilégiées de la main-d’œuvre.
Alors, pourquoi j’insiste autant sur l’importance de la création de la valeur ajoutée en agriculture ? Le secteur continue d’utiliser près de la moitié de la main-d’œuvre indienne. Et bien que les services de pointe soient un moteur clé de la croissance économique de l’Inde, ils exigent généralement des niveaux d’éducation dont ne justifie malheureusement qu'une faible proportion de la population. La création de la valeur ajoutée dans le secteur agricole sera au cœur de l’amélioration à grande échelle des moyens de subsistance de la population. Si l’augmentation des rendements agricoles dans les années 1960 et 1970 a permis à l’Inde d'atteindre l’autosuffisance alimentaire, le pays devra accroître la durabilité et la valeur ajoutée pour juguler l’extrême pauvreté dans les dizaines d'années à venir afin d'atteindre les Objectifs mondiaux de développement durable des Nations Unies. Comme j’aime à le dire, il faut que l’agriculture redevienne « passionnante »
Les épices, en tant que produits de valeur élevée, offrent un énorme potentiel à cet égard. Les exportations d’épices de l’Inde valent environ $1700 la tonne, plus que celles des oléagineux, dont la valeur varie de 1000 à $1400. Les épices représentent déjà 6 à 8 % des exportations agricoles indiennes en termes de valeur. Mais des investissements ciblés sont nécessaires pour permettre aux petits producteurs et transformateurs de libérer tout le potentiel du secteur. Cela est particulièrement vrai étant donné l’évolution de l’environnement commercial, point principal de l’ordre du jour de la Conférence internationale sur les épices.
Les perturbations ne sont pas une nouveauté pour les producteurs d’épices. Étant principalement de petits exploitants, ils ont longtemps dû faire face à la volatilité des prix et aux pertes de production dues aux maladies des plantes et aux conditions climatiques inattendues.
Mais le rythme du changement s’accélère.
Les nouvelles technologies de transformation à l'instar des stérilisateurs à vapeur, des équipements de broyage et d’emballage de précision ont facilité la production et le commerce d’épices transformées et de marque à haute valeur ajoutée, ainsi que d’oléorésines. En même temps, la technologie permet aux agriculteurs de se rapprocher des marchés et des consommateurs et de s’approprier une plus grande partie de la valeur ajoutée en réduisant l’intermédiation. Cependant, la technologie au niveau de la plantation demeure relativement élémentaire, ce qui limite les possibilités de vente directe d’épices de marque bien emballées et hautement transformées.
Entre-temps, les consommateurs exigent le respect plus strict des normes de sécurité alimentaire pour les résidus de pesticides et les mycotoxines, tant pour les épices brutes que pour les épices transformées. La demande de produits de qualité supérieure comme les épices biologiques a offert des possibilités de création de marchés de niche, mais aussi des coûts de conformité pour les producteurs et les transformateurs.
L’ITC œuvre pour la transparence dans le secteur agricole depuis des années. Nos outils en ligne, telles que Standards Map, font la lumière sur la pléthore de normes auxquelles de potentiels exportateurs doivent dorénavant se conformer. Nos outils de promotion de la durabilité favorisent la conformité et la traçabilité parmi les producteurs, les acheteurs et les organismes de normalisation, ce qui réduit le coût d’accès aux marchés les plus convoités. Dans un passé très proche, nous avons collaboré étroitement avec les MPME dans le secteur des épices en Inde et en Afrique pour améliorer les revenus et les moyens de subsistance grâce à l’accroissement du commerce et des investissements.
Le secteur des épices a été défini comme un secteur à fort potentiel pour le projet SITA (soutien au commerce et à l’investissement de l’Inde pour l’Afrique) de l’ITC, une initiative financée par le Royaume-Uni pour promouvoir les liens commerciaux et d’investissement entre les MPME en Afrique de l’Est et en Inde. Le projet a permis de mettre l’expertise de l’Inde au service des producteurs en Éthiopie et au Rwanda, dans le but d’accroître la production et la transformation des épices dans les deux pays.
Pour les entreprises indiennes, les partenariats ouvrent de nouvelles perspectives d’investissement et élargissent la base de fournisseurs, en particulier pour les épices sans pesticides. Pour les producteurs éthiopiens et rwandais, les partenariats se traduisent par une formation agronomique à la culture de nouvelles variétés de plantes, ainsi que par la construction d’installations de transformation sans oublier les accords de rachat conclus avec des acheteurs indiens qui établissent les prix à l’avance, ce qui protège les agriculteurs des chocs de prix.
En Éthiopie, l’ITC a coordonné la formation des agriculteurs à une meilleure gestion après-récolte du gingembre et du curcuma. Auparavant, des pratiques agricoles inadéquates avaient entraîné la destruction généralisée des récoltes à cause du flétrissement du gingembre, une maladie des plantes qui a eu des répercussions sur les moyens de subsistance d'environ 80 000 agriculteurs. L’équipe du projet SITA a conçu des affiches et des bandes dessinées en amharique pour former les agriculteurs dans la gestion après-récolte, et a suscité le soutien du gouvernement pour s’attaquer au flétrissement du gingembre.
Au Rwanda, le projet s’est associé à l’Office national de développement des exportations agricoles (NAEB) du pays pour introduire six nouvelles variétés de piment. En un an, les agriculteurs qui ont pris part au projet ont augmenté la surface cultivée de 4 à 23 hectares. Cette superficie devrait quadrupler au cours de la prochaine saison de culture pour atteindre 100 acres.
L’un des petits exploitants rwandais, Giscard, est ici à Jaipur avec nous. Giscard cultivait des tomates, mais se trouvait parfois dans l’incapacité de joindre les deux bouts lorsque les prix chutaient sur le marché local dont il dépendait. En 2016, l’ITC a implanté Akay Flavours, une société indienne, au Rwanda. Ils ont été impressionnés par les conditions climatiques, le soutien du gouvernement et la disponibilité des terres, mais ils ont eu du mal à justifier l’investissement dans une usine de transformation dont la production annuelle est inférieure au seuil de rentabilité de 1 000 tonnes. L’expérience du piment était la solution « jugaad » prônée par l’équipe SITA pour amener progressivement la production de piment à ce niveau.
Giscard participe à cette Conférence internationale sur les épices non pas en tant que producteur de tomates mais en tant qu’exportateur de piment. Il est à la tête d’un groupe de 23 petits exploitants qui devraient générer des revenus de plus de $150 000 d’ici la fin de l’exercice.
Dans les années à venir, l’augmentation de la valeur ajoutée issue de la production agricole sera un facteur crucial dans la croissance des revenus de l’emploi en Inde et en Afrique. Des investissements ciblés visant à permettre aux MPME de surmonter les asymétries d’information sur les variétés de cultures, les pratiques agricoles durables et l’accès à de nouveaux marchés peuvent produire d’importantes retombées en termes de moyens de subsistance. Ils peuvent permettre d'améliorer les résultats en matière de protection de l'Environnement. Ces investissements peuvent en outre, être avantageux pour les réseaux de fournisseurs des grandes entreprises et leurs résultats financiers. La perturbation, si elle est mise à profit pour renforcer la base de la pyramide agricole, peut plutôt impulser d'énormes progrès économiques et sociaux.
À l’ITC, nous espérons collaborer avec vous pour atteindre un plus grand nombre de ces résultats gagnant-gagnant.
Je vous remercie.