Parité et commerce : Un regard neuf sur les faits
Le lien entre commerce et genre a fait l’objet de nombreux débats. D’aucuns affirment que la mondialisation a exclu, voire appauvri les femmes, entraînant des pertes d’emplois disproportionnées dues à l’afflux de marchandises étrangères sur les marchés intérieurs. D’autres font valoir que l’augmentation du commerce favorise la parité en créant de nouveaux emplois et en dopant l’économie.
En fait, la situation n’est pas aussi tranchée et une vision plus nuancée s’impose. L’intégration du commerce s’est traduite pour de nombreuses femmes par davantage d’emplois et des liens consolidés avec les marchés. En effet, comme le montre le RDM 2012 de la Banque mondiale, l’augmentation des échanges commerciaux mondiaux a favorisé l’emploi des femmes, ce qui n’est pas le cas de nombreux processus de développement. L’accès à ces emplois peut par ailleurs autonomiser les femmes à bien des égards.
Et pourtant, la mondialisation ne peut à elle seule combler les disparités entre les sexes, lesquelles restent importantes, voire s’aggravent, à l’heure du commerce et de la mondialisation. Des politiques et des actions publiques complémentaires sont nécessaires pour faire de la mondialisation une force positive au service de la parité. Celles-ci peuvent viser à réduire les disparités dans l’éducation et les compétences, l’accès au capital et le temps disponible, par exemple. De même, les interventions liées au commerce devraient tenir compte des contraintes existantes, telles que les différences d’éducation et d’accès aux financements.
Avantages de l’ouverture du commerce
L’ouverture du commerce a, dans de nombreux pays, offert de nouvelles possibilités d’emploi aux femmes, tout particulièrement dans les secteurs de l’exportation de produits manufacturés et des services qui se caractérisent par une production à forte intensité de main-d’œuvre. À titre d’exemple, en République de Corée, la part des femmes employées dans le secteur manufacturier est passée de 6% en 1970 à près de 30% au début des années 90, alors qu’à Delhi et Mumbai, les centres d’appel emploient à présent plus d’un million de personnes, principalement des femmes (RDM 2012).
L’intérêt de l’ouverture des échanges ne se limite pas à la simple création d’emplois. Elle favorise aussi l’autonomie des femmes qui travaillent en dehors de chez elles et occupent des emplois rémunérés, tout comme elle bénéficie aux générations futures.
À titre d’exemple, l’augmentation des possibilités d’emploi peut se traduire par une plus grande autonomie de choix et décisionnelle pour les femmes, une dimension essentielle du développement. Au Bangladesh, par exemple, Pratima Paul-Majumber et Anwara Begum (2000) ont rapporté que les ouvrières du vêtement avaient une plus grande estime d’elles-mêmes que les ouvrières des secteurs n’exportant pas, et que certaines avaient même décidé de travailler en dépit de l’opposition de leur famille. La même étude a révélé que les ouvrières du vêtement se mariaient et avaient des enfants plus tard.
De récentes études laissent aussi à penser que l’amélioration des possibilités d’emplois découlant de l’exportation pourrait avoir des retombées positives sur les générations futures. Heath et Mobarak (2011) relèvent que la création d’emplois dans le secteur du vêtement au Bangladesh avait augmenté les chances de scolarisation des fillettes de cinq ans, les parents souhaitant peut-être préparer leurs filles à un emploi qui exige de savoir lire, écrire et compter, ou ayant peut-être simplement un revenu plus élevé.
Et pourtant, l’amélioration de l’emploi ne se traduit pas toujours par une amélioration de l’égalité salariale. À titre d’exemple, en République de Corée, en dépit d'une forte demande de main-d’œuvre importante, l’écart salarial entre hommes et femmes ne s’est que légèrement resserré entre 1975 et 1990 (Seguino, 1997).
Les femmes semblent être davantage victimes de la précarité de l’emploi. Dans le cas de la Turquie, par exemple, Ozler (2007) estime que la redistribution des emplois est plus importante pour les femmes que pour les hommes, ce qui laisse à penser qu'elles sont davantage sujettes à la précarité de l’emploi. De même, dans son analyse de l’impact de la libéralisation du commerce au Chili, Levinshon (1999) constate que les taux de redistribution des emplois sont souvent deux fois plus élevés pour les femmes que pour les hommes.
Autre problème systémique: la ségrégation entre les sexes sur le marché de l’emploi peut toucher de nouvelles branches d’activité et professions à mesure que les entreprises progressent le long de la chaîne de valeur. En Asie de l’Est, par exemple, à mesure que les pays développaient leur secteur manufacturier à plus forte intensité de main-d’œuvre, la main-d’œuvre dans ce secteur s'est masculinisée: entre 1980 et 2008, la part des femmes dans l’emploi dans le secteur manufacturier est passée de 50% à 37% au Taipei chinois et de 39% à 32% en République de Corée (Berik, 2008; OIT, 2011).
Les disparités entre les sexes ont donc la vie dure en dépit de la libéralisation et elles peuvent s’aggraver. Dans l’agriculture, par exemple, le fait que les femmes n’aient pas les mêmes droits fonciers et n’aient qu’un accès limité aux facteurs de production peut limiter leur capacité à tirer parti de l’ouverture du commerce des produits agricoles.
De même, les différences de capital humain peuvent aussi limiter l’accès des femmes aux nouveaux débouchés. Alors qu’à l’école les disparités entre les sexes ont dans une grande mesure été corrigées, le choix des formations (offrant des carrières différentes) reste un gros problème. À titre d’exemple, dans l’enseignement supérieur, les femmes ont davantage tendance à choisir une branche en rapport avec l’éducation et la santé au détriment des sciences, de l’ingénierie ou de la construction (RDM 2012). De plus, parmi les populations particulièrement désavantagées, comme dans les zones rurales reculées, les filles ont tendance à abandonner l’école plus souvent que les garçons. Pour finir, il se peut que les entreprises sous-investissent dans leurs employées, estimant que les hommes risquent moins de quitter un emploi rémunéré pour assumer des responsabilités domestiques (Seguino et Growth 2006).
Les politiques et mesures complémentaires sont essentielles pour corriger les disparités
Pour lutter contre les disparités persistantes entre les sexes, des mesures proactives sont nécessaires et des exemples prometteurs méritent d’être signalés.
Le RDM 2012 estime qu’éliminer les obstacles qui empêchent les femmes d’accéder à certains emplois et secteurs réduirait l’écart de productivité entre hommes et femmes d’un tiers, voire de moitié, et augmenterait la production par travailleur de 3% à 25% dans de nombreux pays. Les politiques destinées à réduire les disparités entre les sexes en termes de compétences et de biens sont en général importantes, mais elles permettent aussi d’accroître la capacité des femmes de bénéficier du commerce.
Les interventions liées au commerce devraient tenir compte du fait que les politiques sexospécifiques pourraient créer un effet multiplicateur économique. En Ouganda, par exemple, le coton est un important produit d’exportation, produit par de petits exploitants. Des entretiens avec près de 500 cotonculteurs de 4 régions productrices ont révélé un important écart de productivité entre hommes et femmes (Baffes, 2009, 2010), et les gains qui pourraient être réalisés en comblant le fossé entre les sexes dans l’agriculture. De même, les interventions de nature à réduire la discrimination entre les sexes et à améliorer les conditions de travail peuvent induire une plus grande compétitivité. Bien que les travaux de recherche soient limités dans ce domaine, quelques exemples positifs existent: le Programme ‘Better Work’ de la Société financière internationale (SFI) et de l’OIT dans le secteur du vêtement au Viet Nam, un secteur à forte intensité de main-d’œuvre féminine, a promu le respect des normes du travail, y compris la désignation de représentants des travailleurs. Ceci a permis de résoudre plus facilement les problèmes, de prendre des décisions plus efficaces dans les usines, et a rendu ces usines plus compétitives (SFI, 2012).
La mondialisation peut créer de nouveaux débouchés pour les femmes, mais des disparités persistent en l’absence de politiques et de mesures complémentaires. S’il est extrêmement important de disposer d’analyses ventilées par sexe pour élaborer des programmes liés au commerce, les praticiens du développement et les décideurs politiques ont aussi besoin de données sur les retombées des interventions pour alimenter un dialogue et l’adoption de mesures productives et basées sur des faits.
Note: Les vues exprimées dans le présent article sont celles de l’auteur et ne reflètent nullement celles de la Banque mondiale ou de ses directeurs exécutifs. Les auteurs remercient Ian Gillson, Kayoko Shibata Medli et Sarah Twigg pour leur inestimable contribution.
Intégrer les considérations de genre dans l’analyse de la chaîne de valeur
À la fin des années 2000, l’Afghanistan était le septième plus gros exportateur mondial de raisins secs et le onzième plus gros exportateur d’amandes (pour $E.-U. 150 millions et $E.-U. 110 millions respectivement). L’analyse de la chaîne de valeur de ces produits révèle que les femmes des zones rurales se chargent de la cueillette et de la transformation de base dans les vergers familiaux ou collectifs. Les hommes font le lien entre leur foyer et le marché, en se rendant sur le marché local pour s’y approvisionner ou y vendre leurs produits.
Les femmes se heurtent à des problèmes de mobilité et d’accès aux services, et ce pour plusieurs raisons: les contacts avec des hommes n’appartenant pas à leur famille leur sont interdits, elles n’ont pas le droit de travailler en dehors de chez elles sans l’autorisation d’un homme de leur famille, pas plus que de sortir de leur village ou de posséder des terres. Ces pratiques réduisent leur mobilité et leur accès aux services, y compris aux intrants et aux marchés.
Des débouchés pourraient être offerts aux femmes productrices comme suit: mobilisation de groupes de femmes, élaboration de services de vulgarisation pour les femmes, formation à la récolte, à la manutention et au contrôle de la qualité, utilisation des technologies de l’information pour l’information et la commercialisation, et l’octroi de bourses d’innovation aux femmes.
Source: Banque mondiale, 2011. ‘Understanding gender in agriculture value chains: the case of grapes/raisins, almonds, and saffron in Afghanistan’.
Faciliter les échanges transfrontières des femmes
S’il est difficile de donner des chiffres précis, les études indiquent que les femmes représentent une part importante des échanges transfrontières en Afrique Australe, et plus de 70% des négociantes transfrontières entre le Mozambique et l'Afrique du Sud sont des femmes.
Une récente étude menée dans 4 postes frontières clés de la région des Grands Lacs entre la République démocratique du Congo et le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda, a révélé que la majorité des négociants sont de jeunes femmes et des négociantes expérimentées. Ces négociantes courent de gros risques et essuient des pertes importantes à chaque franchissement de frontière (menaces, harcèlement sexuel, pots-de-vin, amendes, confiscation de leur marchandise, insultes verbales). De plus, l’étude a montré que 95% des négociantes souhaitent investir dans leur activité mais se heurtent à l’environnement à la frontière et à un manque d’accès aux financements. Plusieurs mesures publiques pourraient améliorer la vie de ces négociantes transfrontières, accroître le professionnalisme et sensibiliser les fonctionnaires aux questions de genre, tout en améliorant les installations aux postes frontières pour minimiser les risques pour la sécurité et la sûreté.
Sources: Brenton et al, 2011. ‘Risky Business: Poor Women Cross-Border Traders in the Great Lakes Region of Africa.’ Africa Trade Policy Note 11, Banque mondiale, Washington, D.C. Lesser et Moisé-Leeman, 2009. ‘Informal Cross-Border Trade and Trade Facilitation Reform in Sub-Saharan Africa.’ Trade Policy Working Paper 86, Organisation pour la coopération et le développement économiques, Paris.