Les statistiques de la distorsion: la politique commerciale face à la crise
Bien que les modifications tarifaires ne représentent que 20% des interventions et que l’utilisation de mesures de défense commerciale a augmenté au fil du temps, de nombreuses autres formes de MNT ont été adoptées. Les négociateurs commerciaux, les exportateurs et les analystes s’intéressent aux MNT depuis très longtemps. Pendant la majeure partie de l’après-guerre, on a craint qu’une fois supprimées les mesures tarifaires, on s’apercevrait des effets des MNT, dont certains entravent ou empêchent les échanges internationaux. Depuis les années 1970, certains analystes soutiennent que les gouvernements pourraient être tentés de remplacer les mesures tarifaires par des MNT; la baisse des tarifs douaniers prévue par les accords commerciaux successifs ne fait que renforcer cette tentation. Durant la crise financière et le ralentissement connexe de la croissance, les partisans de l’ouverture des frontières craignent que les gouvernements utilisent les MNT pour ajourner ou prévenir les pertes d’emploi dans les entreprises nationales ou lors de leur fermeture, et déplacer la charge de l’ajustement sur les entreprises étrangères ou leurs concurrents.
Mais comme le soulignent depuis longtemps les délibérations de l’OMC et de la CNUCED, il faut tenir compte des différentes formes de MNT. Les listes indicatives sont utiles mais les gouvernements peuvent créer de nouveaux types de MNT ou panacher différentes mesures. Il vaut donc mieux examiner si une mesure politique pénalise les concurrents nationaux et étrangers plutôt que de limiter l’analyse aux mesures figurant sur une liste ou à celles couvertes par les accords de l’OMC. C’est l’approche adoptée par l’équipe Global Trade Alert (GTA) que je coordonne et qui réunit des analystes commerciaux indépendants du monde entier. Les données ci-après résument les rapports publiés par GTA concernant les décisions des États depuis 2008.
Le tableau indique la fréquence d’utilisation de différents types de MNT depuis le Sommet du G20 de novembre 2008. À titre de comparaison, les données sur les mesures tarifaires sont aussi incluses. Les mesures apparaissent par ordre décroissant de leur degré de nuisance sur les échanges commerciaux internationaux pour chaque mesure gouvernementale. On constate qu’on recourt plus aux renflouements et aux aides d’État qui faussent les règles du jeu, et aux mesures de défense commerciale qu’aux mesures tarifaires. Même en excluant le renflouement du secteur financier, on a privilégié les aides d’État dans le secteur manufacturier, l’agriculture et d’autres secteurs des services plutôt que les changements tarifaires. En général, plus de 80% des aides d’État mentionnées dans la base de données GTA sont des MNT.
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Mais les gouvernements n’ont pas fait que léser les intérêts commerciaux étrangers durant la récente crise financière; près de 600 mesures ont amélioré la transparence des régimes de la politique commerciale, libéralisé ces régimes ou n’ont pas servi les intérêts commerciaux nationaux. Mais à chaque mesure de ce type correspondent près de 2,5 mesures discriminatoires à l’égard des fournisseurs étrangers. Parmi les cinq mesures les plus utilisées durant la crise, on observe de fortes variations dans l’usage des mesures préjudiciables aux intérêts étrangers. Par exemple, à chaque hausse tarifaire correspond environ 1,5 mesure qui réduit les droits de douane ou améliore la transparence du régime tarifaire national. L’inverse s’applique aux MNT les plus utilisées; dans ce cas, il y a deux fois plus de mesures protectionnistes que de mesures de promotion du commerce. Dans le cas de renflouements ou d’aides d’État qui créent une discrimination, le nombre de mesures protectionnistes est cent fois supérieur à celui des mesures n’ayant pas d’incidence sur le commerce.
Lorsqu’on écrira l’histoire des quatre premières années de la crise économique, il ne faudra pas s’étonner que les renflouements, dont beaucoup n’ont pas fait les gros titres comme dans le secteur financier, retiennent l’attention. Si dans les années 1930, le protectionnisme était synonyme de hausse des droits de douane et dans les années 1980 de limitation volontaire des exportations, il a bien évolué depuis. L’enseignement majeur à tirer est que les gouvernements doivent innover dans leurs réponses politiques aux crises – chercher des solutions dans les recettes du passé peut faire manquer les opportunités du présent.
Le nombre de partenaires commerciaux, de lignes tarifaires et de secteurs affectés varie considérablement d’une MNT à l’autre, comme le montre le tableau. Les mesures de défense commerciale sont nombreuses et attendu le nombre d’enquêtes antidumping et antisubventions en cours, elles devraient bientôt dépasser les subventions en termes de fréquence. Mais, les mesures de défense commerciale affectent moins de pays, de lignes tarifaires et de secteurs économiques que les renflouements, car les mesures antidumping et antisubventions ciblent des produits spécifiques de partenaires commerciaux spécifiques et ont donc un effet plus chirurgical. Il ne s’agit pas de minimiser les effets de tels droits mais d’avancer que le volume du commerce affecté par les subventions est plus important.
Les subventions à l’exportation et les dévaluations compétitives affectent aussi de nombreux produits. Les mesures concernant le financement du commerce et les taxes et restrictions à l’exportation touchent un grand nombre de nations commerçantes mais pas forcément de catégories de produits. Ces résultats fournissent une évaluation préliminaire de l’importance relative des différents types de MNT; un bilan plus complet exige une analyse empirique des principales décisions prises durant la crise. Attendu que plus des 2 000 MNT ont été appliquées depuis novembre 2008, attendre que l’impact de chacune d’entre elles soit analysé peut faire du mieux l’ennemi du bien.
Bien sûr, les pays ont des raisons de mettre en œuvre des MNT. En général, comme en témoignent les rapports précédents du GTA, les mesures protectionnistes appliquées par les pays du G20 ont augmenté chaque année depuis 2009. À partir de novembre 2008, ces pays ont appliqué 47% des MNT problématiques. À titre de comparaison, le G20 est responsable de 42% des hausses tarifaires dans le monde. En général, les gouvernements qui ont davantage privilégié le protectionnisme l’ont fait en contournant les règles de l’OMC, souvent en imposant des MNT qui ne sont pas couvertes, ou qui le sont de manière moins contraignantes, par les règles de l’OMC, plutôt que des politiques commerciales relativement transparentes, comme les droits de douane.
Même si les mesures protectionnistes adoptées n’ont pas atteint l’ampleur de celles des années 1930, la mise en œuvre concrète des MNT est inquiétante. Alors que les gouvernements n’ont pas sciemment cherché à contourner les règles de l’OMC, l’imperfection de celles-ci est apparue au grand jour. À l’avenir, la pression fiscale incitera les gouvernements à supprimer progressivement les subventions et les renflouements; mais, même dans ce cas, il y peu d’espoir que les gouvernements renoncent à utiliser d’autres mesures susceptibles de fausser le commerce mondial.