Petite taille mais grande influence
Les petits producteurs de boissons fruitées des pays en
développement ne reçoivent qu'une fraction de ce que les
consommateurs des pays riches paient dans les supermarchés. Pire
encore, leurs revenus fluctuent fortement d'une saison à l'autre,
voire d'un jour à l'autre, en fonction du prix des produits de
base. L'âpre concurrence que se livrent les producteurs pour
sauvegarder leurs revenus dans ce contexte incertain risque
d'accélérer la paupérisation à l'échelle planétaire.
C'est ici qu'intervient le célèbre mouvement du commerce
équitable qui fête officieusement ses 60 ans cette année; cette
initiative de labellisation, commercialisation et sensibilisation
vise à garantir aux producteurs des pays en développement un prix
plus rémunérateur que les cours mondiaux. Cet article tente de
replacer le mouvement alternatif dans le contexte du développement
du commerce.
Le commerce équitable verse aux producteurs un prix généralement
supérieur d'un quart à un tiers par rapport au cours du marché
libre. Mais seuls les produits labellisés Fairtrade, à savoir
bénéficiant d'une certification de Fairtrade Labelling
Organizations (FLO) International, peuvent prétendre à un prix
minimum. La majorité des accords du commerce alternatif évoquent un
«juste prix» non précisé à payer aux producteurs pour leur assurer
un salaire décent et des coûts de production durables (Fair
Trade in Europe 2005).
Selon la Fédération du commerce équitable basée aux États-Unis,
les volumes de vente des produits équitables représentent moins de
0,1% des produits échangés à l'échelon planétaire.
Le commerce équitable a-t-il un poids réel? Peut-il survivre à
la concurrence d'acteurs plus importants? FLO, basée en Europe,
annonce que désormais près de 55 000 supermarchés distribuent des
produits équitables (à savoir tous organismes alternatifs de
commerce équitable confondus) en Europe et que la part de marché
est très importante dans certains pays: ainsi en Suisse, 47% des
bananes, 28% des fleurs et 9% du sucre vendus bénéficient d'un
label équitable. Au Royaume-Uni, où le marché est huit fois plus
grand qu'en Suisse, les produits labellisés représentent 5% du
marché pour le thé, 5,5% pour les bananes et 20% pour le café
moulu.
Si la part de marché est faible, les ventes progressent
rapidement. Selon FLO, elles ont augmenté en moyenne de 20% par an
en Europe depuis 2000. Les ventes au détail de produits équitables
vendus en Europe dépassent désormais les €660 millions, soit deux
fois plus qu'il y a cinq ans.
Des procédures de labellisation sont en cours dans 15 pays
européens; les producteurs équitables sont regroupés au sein de
3 000 organisations locales et sont chapeautés par une organisation
faîtière présente dans plus de 50 pays en développement. La filière
labellisée concerne des produits alimentaires, café et bananes
notamment, et artisanaux.
L'Europe est le principal marché (60% à 70%) du commerce
équitable. Les organisations importatrices s'approvisionnent en
Afrique (26%), Asie (40%) et Amérique latine (34%).
L'impact des produits équitables ne se mesure pas uniquement en
parts de marché. La sensibilisation à l'éthique commerciale fait
vibrer la fibre citoyenne des consommateurs en se focalisant sur
les objectifs de développement qui sont hors du champ d'intérêt des
marchés conventionnels. Dans Fair Trade in Europe 2005,
les organisateurs du commerce équitable en Europe déclarent que le
commerce alternatif n'est pas seulement une niche de marché destiné
aux classes moyennes du Nord soucieuses d'équité sociale. Il
emprunte la filière de commercialisation conventionnelle; les
consommateurs, les autorités publiques, et même les entreprises
privées, voient en lui un maillon du développement durable et de
l'éradication de la pauvreté.
Les adversaires du commerce équitable ne nient pas qu'il fasse
reculer la pauvreté mais pour une minorité de producteurs (voir
ci-après «le pour et le contre»). Les exportateurs le voient comme
une opportunité de niche. Pour les professionnels du développement
du commerce, les commerçants de la filière équitable sont des
partenaires potentiels capables de renforcer les capacités d'accès
des exportateurs aux marchés mondiaux, notamment celle liée aux
normes.
Les décideurs doivent aussi prendre la mesure des enjeux. Les
commerçants équitables sont une force politique plus influente que
ne le laissent supposer les statistiques sur le commerce
international. Leurs campagnes se focalisent sur les coûts sociaux
et environnementaux de la libéralisation des marchés pressentis par
les militants altermondialistes. Durant les réunions ministérielles
de l'OMC, le mouvement alternatif est venu grossir les rangs des
protestataires s'insurgeant contre la tournure prise par les
négociations en cours sur le commerce. Mais de nombreux commerçants
équitables acceptent pleinement les réalités du marché en
s'opposant à toute forme de protectionnisme déguisé (voir
l'interview de Paola Ghillani).
Le BA-ba du commerce équitable
Les cinq armes à disposition des organisations équitables pour
contribuer au développement sont:
- Surcoût. Les produits équitables sont
parfois plus chers que les produits conventionnels. La différence
va dans la poche des communautés de producteurs en vue d'améliorer
leurs conditions de travail.
- Certification et labellisation. Les
normes visent à améliorer la qualité des produits, les conditions
de travail, la durabilité de l'environnement, le développement des
entreprises et la formation. En Europe, les labels (Max Havelaar,
TransFair, Fairtrade Mark et Rättvisemärkt) sont coordonnés par
FLO.
- Micro-crédit. Il permet aux petits
producteurs de se lancer dans des projets de commerce
équitable.
- Appui technique. Il inclut le
développement des entreprises, les informations commerciales, des
conseils sur les normes de qualité, la formation aux nouvelles
techniques, etc.
- Sensibilisation. Elle est une
composante importante de la commercialisation équitable; sur chaque
emballage figure le logo et un message sur le commerce alternatif.
L'étiquetage est utile aux organisations spécialisées mais aussi
aux supermarchés car il améliore la commercialisation vers un
segment étroit de consommateurs (niche de marché) enclins à payer
un surcoût pour leur café afin que les producteurs perçoivent un
juste prix par exemple.
Il ne s'agit pas d'un appel à la charité. Certains commerçants
de la filière traitent le commerce alternatif comme un modèle
d'entreprise, dont l'avantage comparatif est la qualité
environnementale et qui pratique des prix identiques à ceux des
produits conventionnels.
Le pour et le contre
Les acteurs équitables résument ainsi les avantages du commerce
alternatif:
- Les producteurs mènent une vie décente, se dotent de
compétences et d'un savoir-faire, accèdent au crédit, bénéficient
d'une assistance technique et d'informations sur les marchés, se
familiarisent avec le commerce et acquièrent de l'expérience à
l'exportation.
- Le surcoût payé aux agriculteurs n'influe pas sur le prix au
consommateur car les organisations équitables gèrent toutes les
opérations depuis la production jusqu'au détaillant, supprimant
ainsi les intermédiaires.
- Les consommateurs disposent d'un outil de promotion du
consumérisme raisonné.
Les opposants font parfois des échanges marchands équitables la
panacée à tous les problèmes de développement, faussant du même
coup le jugement des stratèges qui s'interrogent sur l'opportunité
de collaborer avec les commerçants équitables dans le cadre du
développement. Mais il est généralement admis que:
- Les volumes de vente sont trop marginaux pour améliorer
réellement le niveau de vie des pays en développement. En supposant
qu'ils progressent, seulement 20% des consommateurs au plus sont
prêts à payer un surcoût pour des produits équitables. L'expansion
est donc limitée.
- Produire davantage de produits à bas prix pour des marchés
sur-approvisionnés revient à ajourner le développement; plutôt
qu'une dépendance vis-à-vis des produits alimentaires et
artisanaux, mieux vaudrait diversifier les exportations, ajouter de
la valeur ou trouver de nouvelles mesures sociales en faveur des
communautés reculées.
- Les pays riches peuvent aider les pays pauvres en élargissant
l'accès à leurs marchés pour des produits à prix normaux.
- Les organisations de labellisation se passent d'intermédiaires
mais elles ne restituent pas la totalité des économies réalisées
aux agriculteurs. Le commerce équitable est un créneau coûteux qui
doit faire une promotion continue et sensibiliser les
consommateurs. Les coûts de commercialisation élevés sont une des
raisons pour lesquelles tout ne retombe pas dans la poche des
producteurs.
- Les détaillants peuvent abuser de la conscience sociale des
consommateurs. Dans The Undercover Economist, Tim Harford,
économiste à la Banque mondiale, conclut en constatant le prix
fort appliqué au café équitable dans son bar favori, que «facturer
dix pennies de plus peut donner une idée fausse du coût réel du
café équitable». Il ajoute qu'en doublant le revenu d'un
producteur, le surcoût de la tasse de café vendue dans un bar du
Royaume-Uni resterait inférieur à un penny. L'argument suffit à
faire reculer le cafetier.
- Les normes et critères varient en nombre et en type, et
génèrent peu de débats hors des organisations. Les consommateurs ne
sont donc pas à même de juger de l'équité réelle du commerce. Tous
les commerçants équitables ne sont pas membres de FLO, notamment
Rugmark et Clean Clothes Campaign. Et les normes portent (ou non)
sur les conditions de travail et l'environnement autant que sur la
stabilité des prix.
Les défis posés aux commerçants équitables
Les commerçants équitables jugent l'avenir prometteur, mais des
améliorations restent à faire.
- Les organisations équitables doivent identifier d'autres
sources de croissance, asseoir leur crédibilité auprès des
consommateurs par un meilleur contrôle qualitatif et trouver un
juste équilibre entre leurs activités commerciales et de
plaidoyer.
- Les organisations importatrices doivent fidéliser la clientèle
face à la concurrence, identifier de nouvelles sources de
croissance autres que les supermarchés et collaborer davantage
entre elles.
- Les organisations de labellisation doivent gérer leur forte
croissance, qui devrait se confirmer. Elles doivent faire preuve
d'innovation pour coopérer avec les multinationales, très
intéressées par les labels équitables. Elles doivent également
trouver un juste équilibre entre la normalisation et la
surréglementation par des organismes officiels du commerce
équitable.
Ressources internet sur le commerce
équitable
Natalie Domeisen, Prema de Sousa, Marija Stefanovic et
Alexander Kasterine, CCI, ont collaboré à la recherche et à la
discussion sur le sujet.
Ils ont également consulté des projets de document sur le
commerce équitable préparés par la Section de l'analyse des marchés
du CCI et le Programme de réduction de la pauvreté par
l'exportation.